En fait, le principal « problème » avec le vieillissement, c'est la mystique qui l'entoure. Le gouffre entre les mythes et les réalités du vieillissement donne souvent le vertige, et on peut se demander à qui cela profite.
Le grand dictionnaire terminologique de l'Office québécois de la langue française définit le mot mystique comme suit :
Une mystique représente une attitude collective affectivement fondée sur une foi irrationnelle, en une doctrine ou en un homme.
La mystique de l'âge est une attitude collective fondée sur de fausses conceptions, des préjugés qui ne correspondent pas à la réalité. Pour simplifier, disons que la doctrine portée aux nues en ce qui concerne l'âge, le discours dominant et dévastateur, c'est le mythe de l'Éternelle Jeunesse, un mythe qui ne se rencontre évidemment pas dans la réalité et la nature.
J'ai emprunté le terme à Betty Friedan, la célèbre féministe américaine qui a écrit en 1963, The Feminine Mystique, traduit en français par La Femme mystifiée. Ce livre connut un succès retentissant, « qui a marqué le lancement d'un mouvement visant à réévaluer le rôle des femmes dans la société américaine », comme on peut le lire sur Wikipédia, presque 50 ans après sa publication. Betty Friedan a écrit au début des années 90 un autre livre qui continue de faire des vagues, en reprenant les termes de mystique et de mystification mais en les appliquant cette fois aux personnes du troisième âge. Son titre est prometteur : La révolte du troisième âge. Pour en finir avec le tabou de la vieillesse.
Après la révolution féministe qu'elle avait su devancer dans son célèbre ouvrage, La Femme mystifiée, Betty Friedan prédit une nouvelle révolution plus radicale et profonde encore : celle du troisième âge. (?) Entre confidences et synthèses théoriques, La Révolte du troisième âge dynamite les tabous, ouvre de nouvelles perspectives et annonce une société différente, plus équilibrée, où la vieillesse serait une aventure aussi riche que toute période de l'existence. (1)
J'ai personnellement été captivée par son livre, pour ne pas dire renversée par le récit de sa longue et patiente recherche sur la question. Voici un court extrait de ce qu'elle a à dire de la mystique de l'âge :
Toutes les formes de refus découlent, semble-t-il, de ce redoutable piège que nous cherchons à éviter. Voir la vieillesse uniquement comme le déclin de la jeunesse fait de l'âge un drame et nous empêche d'affronter les véritables problèmes qui nous permettent d'évoluer, de mener une vie active et productive. En acceptant la terrible mystique de l'âge chez les autres, alors que nous la refusons pour nous, nous finissons par créer, ou multiplier, les conditions de notre propre dépendance, impuissance, isolement, voire sénilité.
Tant que nous ne détruirons pas cette mystique, nous ne verrons pas clairement les problèmes. (?) « Comme les jeunes, les vieux se font une image négative de la vieillesse, explique Vern Bengston du Centre de gérontologie Andrus. Ils considèrent que la plupart des gens âgés sont malheureux, mais qu'eux-mêmes sont une exception à la règle. Le mythe a remplacé la réalité ».
(Betty Friedan) (2)
À mon sens, le principal problème quand nous vieillissons, et cela peu importe notre âge, c'est de continuer de prendre les mythes pour la réalité. C'est prendre ce qui nous est dit pour du cash, sans plus d'examen, sans distinguer le faux du vrai, la fiction du réel. C'est laisser la peur prendre le dessus, assiéger notre imaginaire, paralyser notre capacité à nous inventer jusqu'à notre dernier souffle.
Avec l'âge, l'homme se détermine, devient de plus en plus singulier. Au début, il est indéterminé. Tous les choix sont possibles, puis se décident les uns après les autres, de sorte que l'âge conduit vers la singularité. Jeune, on n'existe que comme virtuel, et en vieillissant on descend vers la réalité. Cette personne qui s'appelle avec un nom et un prénom a d'abord des contours flous et puis, peu à peu, se nomme : c'est vraiment lui ou elle (?) L'essentiel se construit. Dans la période indéterminée ou floue du début de la vie, il n'y a pas d'essentiel. On se trompe quand on dit qu'on vieillit. D'une certaine manière, on rajeunit. (?) La sagesse, c'est savoir comment réagir dans telle ou telle circonstance. Mais l'important c'est l'improbable ou l'imprévisible. À mesure que l'on avance en âge, on sait que le plus précieux de la vie est imprévisible. La vie est glorieusement improbable. Laisser ouvert, cet improbable autour de soi, c'est peut-être cela l'expérience. L'expérience, en effet, consiste moins à savoir réagir dans les situations déterminées qu'à savoir accueillir la chose devant laquelle on n'aura aucune réaction.
(Michel Serres) (3)