En collaboration avec l'artiste Diane Trépanière (2), nous avons mis sur pied un groupe de création collective à La Marie Debout en septembre 2009. Notre groupe était composé d'un noyau de 12 femmes, mais nous tenions à ce que le groupe demeure ouvert tout au long de l'année. Nous avons donc accueilli à l'une ou l'autre de nos rencontres hebdomadaires une vingtaine d'autres femmes, âgées de 23 à 76 ans. Nous avons activement travaillé en ateliers tout au long de l'année, à explorer le sujet tabou du vieillissement et de ce qui se cache derrière la mystique de l'âge, en particulier pour nous les femmes qui la subissons dès notre plus jeune âge. Nous avons dansé, écrit, dessiné, modelé, photographié, improvisé, bref nous sommes passées par plusieurs médiums artistiques pour tenter de donner forme aux aspects lumineux et aux aspects sombres de notre vieillissement. Nous avons également animé une série de rencontres plus intimes, sous forme de « récits de vie », dont le contenu s'est également intégré à l'œuvre collective qui se développait durant l'année.
Ce travail artistique communautaire était une façon de réfléchir autrement à notre processus de vieillissement. Nous voulions nous « déprogrammer » des images très négatives et stéréotypées que la société nous impose et que nous avons intériorisées bien malgré nous. Nous voulions prendre le temps d'explorer le plus intimement et le plus honnêtement possible ce que cela nous fait vivre de vieillir. C'était notre matière à créer, nos vies comme autant de matériaux artistiques. Qui suis-je quand j'enlève mon corset, le corset des images qu'on tente de m'imposer et qui ne me ressemblent en rien, qui m'empêchent de respirer. Quelles sont mes peurs, mes joies, mes pertes, mes découvertes ? Et si je me donne le droit d'être, de vivre pleinement, peu importe mon âge, en embrassant ce qu'il y a de spécifique à cette étape de ma vie, qu'est-ce que je trouve de l'autre côté du miroir ?
D'autres questions nous turlupinaient : pourquoi n'y a-t-il pratiquement aucune image du vieillissement dans notre culture à laquelle nous pouvons nous identifier ? Comment l'avancée en âge influence-t-elle notre rapport à nous-mêmes, nos façons d'être au monde ? Pourquoi la représentation d'un corps vieillissant produit-elle si souvent un malaise ? Que vivons-nous réellement au-delà de la mystique, des préjugés entourant le vieillissement ? Comment faire pour survivre dans l'apparente névrose collective qui ne pardonne pas les signes de l'âge sur notre corps ? Qui sommes-nous en dehors des images qu'on tente de nous imposer ? À quoi rêvons-nous ? Qu'avons-nous à partager avec les plus jeunes ? Les personnes plus vieilles ? Que continuons-nous de découvrir et que voulons-nous transmettre ?
Cette année d'exploration a été une expérience intense, profonde, parfois provocante, souvent excitante à cause de toutes les découvertes que ce processus nous amenait à vivre. Ce fut, et cela l'est toujours, une recherche à la fois personnelle et collective puisque dynamisée par notre désir commun de nous approprier nos images, de créer nos vies, de vivre notre vieillissement dans toute sa complexité, ses défis et sa beauté. Nous nous inspirions les unes les autres, nous avions le sentiment de faire partie de quelque chose de plus grand que chacune de nous prise individuellement. C'était comme une quête de sens, une enquête multiforme et multicolore, qui a résulté en une œuvre collective totalement intégrée : une installation (3) conçue pour partir en tournée, via le Regroupement des centres de femmes du Québec. Ce projet d'art communautaire, de réflexion par l'art, a donc pris racine dans un seul centre de femmes, mais l'objectif dès le départ était de le faire déborder du cadre singulier. Nous voulions non seulement partager notre expérience avec des femmes de partout au Québec, mais aussi continuer de réfléchir, de créer avec elles; nous voulions semer des graines pour que naissent d'autres initiatives locales.
Notre œuvre collective est ouverte, dans le sens qu'elle se recrée continuellement au gré des lieux que nous visitons. C'est dans cet espace artistique éphémère, sans cesse renouvelé, déstabilisant mais convivial, que nous invitons d'autres femmes à venir vivre avec nous, le temps d'un atelier d'une journée, une conversation-exploration hors de l'ordinaire. Mais au fait, qui invite qui dans ce projet ? Chose certaine, chacune des visites, chacune des rencontres de cœur à cœur, chacune des conversations où l'âme est conviée, s'incorpore dans notre installation d'une façon ou d'une autre : chaque femme y laisse son empreinte.
Depuis le lancement de notre tournée en juin 2010, lors du congrès de l'R des centres de femmes du Québec à Chicoutimi, nous avons animé 57 ateliers-événements dans 45 lieux différents, rejoignant 60 centres de femmes. Au total, c'est plus de 1 000 femmes qui ont participé à cette grande conversation qui demeure ouverte et bien vivante.
Quelques mots sur notre titre
Nous disons souvent, en boutade, que nous travaillons très fort pour que notre titre ne soit plus bon ! Le titre évoque en effet notre invisibilité dans le monde comme femmes vieillissantes, mais aussi notre invisibilité l'une par rapport à l'autre; notre invisibilité face à nous-mêmes. Mais je suis certainement autre chose qu'une statistique en trois dimensions ! Quand je remets en question les images et les rôles que l'on tente de m'imposer, quand je cesse de croire à la campagne de peur entourant le vieillissement, quand je prends le temps d'explorer en profondeur ce que cela me fait vivre de vieillir, il y a des sens nouveaux qui se révèlent.
Personnellement, comme artiste, cette quête de sens implique une grande ouverture envers moi-même et les autres, une quête de transparence qui me semble essentielle pour un authentique projet en communauté. Car en nous dé / couvrant, nous nous découvrons les unes les autres; cette dynamique de transparence envers nous et envers les autres nous donne plus de force, un courage personnel, politique et esthétique de naître (à) nous-mêmes, d'être de plus en plus nous-mêmes. Et ensemble.
Cette « naissance », cette « co / naissance », cette connaissance nouvelle de nous-mêmes se passe dans un processus collectif, dans une entreprise artistique soutenue qui dépasse le cadre d'un simple atelier et cela produit un impact considérable sur notre environnement. Je crois que c'est de cette place de force intérieure et relationnelle que vient la subversion. Et la beauté singulière de notre projet.
Une des contributions que nous souhaitons faire en faisant voler en éclat des pris pour acquis (les préjugés tenaces basées sur l'âge, la mystique de l'âge installée en système dans notre société), un de nos objectifs donc, c'est de remettre radicalement en question l'illusion de séparation : le « eux-autres les vieux », le sujet considéré comme extérieur à nous, extérieur à moi, comme étant « l'autre ». Comme si je n'étais pas concernée moi-même par le fait de vieillir ! Avez-vous remarqué que « les vieux », c'est toujours quelqu'un d'autre que soi ? ! J'ai toujours été frappée d'entendre des gens pourtant avancés en âge parler des aînés comme s'ils ne l'étaient pas eux-mêmes. Pourquoi avons-nous tendance à nous dissocier de la question du vieillissement ? N'entretenons-nous pas une illusion par ce tic de langage ? Le langage n'est jamais neutre.
Traiter de la vieillesse sous l'angle du vieillissement, en parlant au « je », cela permet de me mettre en relation avec le sujet dont je parle. Cela me permet de réfléchir autrement, de m'impliquer dans la réflexion, de me laisser surprendre, de sortir du ron-ron des opinions toutes faites et souvent non examinées. Cela me met en relation intime avec moi-même, avec mon histoire personnelle, relationnelle, avec mon propre processus de vieillissement.
En nous tournant vers notre propre expérience du vieillissement, en examinant notre relation complexe et paradoxale au fait que nous ne sommes pas éternelles, en visitant notre paysage intérieur le plus honnêtement possible, en partageant nos récits et nos explorations, nos expériences si riches et variées, nos découvertes qui viennent avec l'âge, une réflexion créative plus profonde peut prendre forme. L'état de création et le processus artistique dans un cadre collectif stimulant rendent possibles ces regards nouveaux sur nous et sur le monde.
Car quand je choisis de dire « je » tout en m'ouvrant au « tu », quand « je » se conjugue avec « tu », ça change tout ! Comme le disait si bien Albert Camus dans sa célèbre phrase : je me révolte, donc nous sommes.