Une œuvre de Nathalie Fortin et Françoise Gervais
Rosalie
Grand-maman Blandine, c'est moi Rosalie
Mon Dieu, t'es ploguée de partout
Ton front saigne
Ta salive coule sur le bord de tes lèvres
Comme tu es belle !
En fait, maman te ressemble un peu
La chambre est bleu pâle
C'est qui à côté dans l'autre lit ?
Je remonte ton oreiller
T'as l'air de mal dormir, t'es ben mal placée
L'infirmière vient de faire sa tournée
E'me dit que je peux te parler
M'entends-tu ?
Grand-maman, tu te souviens
J'tais heureuse
J'aimais quand tu me racontais des histoires
Je me collais, tu me serrais fort
On riait fort toutes les deux, pour rien des fois
J'ai essayé de te faire aimer ma musique heavy metal
C'était pas vraiment ton genre
Attention je vais essuyer ton nez
Ton nez coule grand-maman
Combien de fois dans le sable on a fait des châteaux ?
Et les vagues les emportaient
Je pleurais à chaudes larmes
Tu te souviens dans ton jardin
On a planté des légumes
Et le chat d'à côté venait les déterrer
Toute notre récolte, maudit chat !
Tes yeux restent fermés
Je vais m'étendre à côté de toi comme autrefois
Tu ronfles grand-maman, tu fais des sons
Blandine rêve
88 ans, une éternité
Une loyauté, une croisée, une corvée
Venez rencontrer un corps rescapé
Des journées, des années à passer
Au travers des difficultés
Avancer
Vers la grotte humide
Recevoir des gouttelettes d'étoiles
S'approcher des résidus séchés
S'éclairer de noir et de brun et de rouille
Remonter le temps
Sortir de la pénombre
La grisaille s'installe dans mes yeux entr'ouverts
Ma peau plissée par le temps, s'étire
Je ne suis pas morte je veux renaître
Avant qu'il ne soit trop tard
Blandine revient à elle
Qu'est-ce qui se passe ?
Je suis peut-être rendue au ciel
C'est bleu tout autour
Y'a des barreaux
Oh! Approche encore un peu
C'est ben toi Rosalie ?
Rosalie
Je venais t'aider à l'auberge, j'aimais ça
Montréal, c'est beau, t'es jamais venue voir mon appartement
J'ai presque 30 ans
Chu ta p'tite fille
Même si j'dis pas mon chapelet trois fois par jour
J'fais mes dévotions autrement
Le bord du fleuve, t'aimes ça hein ?
Moi aussi grand-maman
J'suis souvent venue avec papa et maman
Quand j'étais p'tite
Oh! J'ai trouvé des photos de nous deux
Je vais les apporter la prochaine fois
Blandine
T'as dû avoir peur que mes yeux restent fermés
Crains rien, il me reste encore du temps
Les années passent, le monde est en moi maintenant
Tes premiers pas m'appartiennent
Rosalie
La mort m'a toujours fait peur
Je vieillis trop vite à mon goût
Sans compter que j'sais pas qui je suis
C'que je veux faire
Si j'ferais une bonne mère
Grand-maman, as-tu peur de mourir ?
Blandine
Je vois ça comme des anges qui me transportent
Et moi, je suis très légère, je vole avec eux
Je vais retrouver ton grand-père
Nous avons été mariés très longtemps
Je vais lui faire une surprise
Et d'en haut je vais veiller sur toi
Je suis si fatiguée
Rosalie
Veux-tu que je place tes oreillers ?
Blandine
Je voudrais tant tout replacer, toute ma vie finalement
J'ai froid, le soleil me réchaufferait
Mais tant que tu es là Rosalie
Mon soleil c'est toi !
Rosalie, aimes-tu voyager ?
Nous pourrions faire un p'tit voyage
Même si mes épaules deviennent crevasses
Tu serais là pour me soutenir
J'ai soif
Rosalie
Avant de partir, dis-moi, qu'est-ce que t'aimerais ?
Voudrais-tu des fleurs ?
Et avec les fleurs, que dirais-tu d'une chanson d'amour
"Quand je te prends dans mes bras, que j'te parle tout bas"
Blandine
J'aime les roses, tu voudrais m'en apporter la prochaine fois
Avec les photos
Ça sent tellement bon !
Rosalie
T'aimais ça quand on cueillait des fraises avec Alain, Suzanne, Stéphane, Éric
Blandine
ÉRIC, EN PLEIN DANS LE NID DE GUÊPES
Blandine va vers la mort
Rosalie
Serre-moi la main grand-maman
Plus fort
Donne-moi la force de rire
Abandonne-moi pas, s'il te plaît...
Blandine
Mon maintenant est terminé
À force de faire des confitures
J'sus collée, pis mêlée
Imagine-toi, je me prenais pour une artiste
J'ai écrit un journal
Au début je parlais de la température
Du jardin, du chat
Pis après, je racontais l'histoire avec mes premiers chums
Les premiers charmants
Je parlais de mes enfants devenus parents à leur tour
De mes petits-enfants, leurs histoires, mes inquiétudes...
À soixante-cinq ans, liberté liberté !
Voyons donc, liberté liberté !
Une vie ça se vit au fur et à mesure
Pas rendue près de la mort
Une vie ça se vit tout le temps
Y'a même des bouts, on dirait que la vie s'arrête
J'attends qu'elle se remette en marche…autrement
Rosalie
Tu bouges pus
Non, grand-maman, pars pas
Regarde-moi,
Grand-maman, je t'aime !
Montréal
Mai 2010
Ce texte a été interprété par les deux auteures à plusieurs reprises lors de nos visites. Il a également été interprété par Nathalie Fortin et Diane Trépanière (Chicoutimi, juin 2010), ainsi que par Lise Gratton et Maude Marcaurelle (Verdun, janvier 2011)